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NAPOLÉON Ier

Sur quelques souvenirs de tiers, on peut avancer que le lieutenant Napoléon Bonaparte, alors en garnison à Auxonne, a séjourné durant quelques semaines à Strasbourg, au printemps de 1788, intéressé par le cours d’histoire professé par Lorenz à l’université. Telle est l’hypothèse retenue par Georges Paris et (Études d’histoire révolutionnaire et contemporaine, Paris, 1929, p.163-187). Mais l’épisode s’est de toute manière perdu dans le flux de l’histoire générale et Napoléon lui-même n’en a jamais fait mention. Par contre, on ne peut contester le passage à Strasbourg du général Bonaparte en 1797: de retour de Campo-Formio et venant de Rastatt, il déjeuna le 2 décembre à la «Maison rouge», avec Berthier et Marmont. Quelques années plus tard, devenu empereur des Français et préparant la campagne que devait illustrer la bataille d’Austerlitz, il ordonna qu’on aménageât un palais à Strasbourg pour l’étape qu’il y ferait: le 26 septembre 1805, ayant franchi l’arc de triomphe dressé à la porte de Saverne, Napoléon et Joséphine arrivèrent à l’hôtel de Rohan. L’empereur repartit le 1er octobre, laissant Joséphine y tenir pendant deux mois une petite cour. Le vainqueur d’Austerlitz revint le 22 janvier 1806 et accepta d’assister avec l’impératrice aux «fêtes données par la ville de Strasbourg à Leurs Majestés Impériales et Royales», qu’illustrèrent aussitôt les dessinateurs B. Zix et G. Guérin. Un nouveau passage de Napoléon —passage éclair— le 15 avril 809, au départ de la campagne qui devait le conduire jusqu’à Vienne, clôt ce court chapitre des contacts directs. Dans quelle mesure Napoléon s’est-il intéressé à l’Alsace? Son esprit jacobin n’a pas été sensible à l’originalité de la province. C’est par l’intermédiaire de sa puissante machine administrative beaucoup plus que par des interventions personnelles qu’il géra les problèmes locaux ou régionaux, à commencer par celui de la pacification religieuse, réussie par Laumond dans le Bas-Rhin plus facilement que par Noël ou Desportes dans le Haut-Rhin, mais aussi celui de l’adaptation économique au «système continental», dans laquelle intervinrent avec un succès particulier Lezay-Marnésia (voir F. L’Huillier, Recherches sur l’Alsace napoléonienne, Strasbourg, 1947). Napoléon apprécia surtout la contribution militaire des Alsaciens, qu’il déclarait a priori exemplaire. Au temps où prit fin l’éclaircie de la paix d’Amiens, il écrivit: «L’on ne conçoit pas comment le département du Bas-Rhin, un des plus militaires et des plus peuplés de la République, n’est pas le premier à fournir sa conscription» (9 septembre 1803). En plus des hommes, l’Alsace fournissait à la Grande Armée une partie essentielle de sa «logistique»: chevaux, voitures, ravitaillement en vivres et enmunitions (voir P.C. Alombert et J. Colin, La campagne de 1805 en Allemagne, Paris, 1902). La domination politique assurée au cœur du continent garantissait la sécurité de la France mieux que la ceinture de forteresses héritée de Vauban et théoriquement plus que réellement entretenue. Ces «places» souffraient d’un net désintérêt de la part du pouvoir (voir dans le Dictionnaire Napoléon de J. Tulard, Paris, 1987, l’article «le Rhin») jusqu’en 1813, même celle de Strasbourg, malgré la réunion de Kehl en 1808 et le maintien de la fonderie et de l’arsenal. Ce sont quelques grands soldats alsaciens que Napoléon privilégia dans sa mémoire et dont il parla plus d’une fois à Sainte-Hélène: Lefebvre ©, le «brillant» Rapp ©, qu’il tutoyait, Kléber © surtout, auquel il revint alors souvent, avec une sorte de remords, lui reconnaissant «les défauts et les qualités des hommes de haute taille» (sic), «le talent», une force «dont le génie était révélé par l’occasion» — «je l’aurais fait duc, lui aussi.». La menace de l’invasion, en 1813, donna brusquement à l’Alsace une place essentielle dans la pensée impériale. Sans doute, encore en novembre, Napoléon disait à Marmont: «Rien à craindre pour Strasbourg, il faudrait être fou pour nous attaquer par l’Alsace», mais il chargeait Berthier de voir à Strasbourg «les gardes nationaux et tout ce qu’il y a à faire pour défendre cette frontière». Et à la fin de décembre il demandait l’état précis des places du Haut-Rhin et ordonnait le renforcement de Strasbourg. Son discours au Sénat fut pathétique: «Les cris de cette partie de ma famille» — les habitants des provinces frontières — «me déchirent l’âme. J’appelle les Français au secours des Français ». Le 2 janvier 1814, il esquissa un plan de défense de l’Alsace, avec Marmont à Colmar et Victor à Strasbourg. Mais pouvait-on le rendre efficace avec seulement 10 000 hommes de troupe et les gardes nationaux? Napoléon changea brusquement de stratégie: «Il faut reprendre ses bottes et sa résolution de 1799», écrit-il à Augereau le 21 février. Ainsi naquit le plan dont l’historiographie militaire a souligné la hardiesse: une succession de manœuvres sur les arrières de l’ennemi, en même temps qu’un ralliement des garnisons de l’Est et une insurrection populaire. C’est en son camp de Corbény, dans l’Aisne, que le destin fixa l’ultime rencontre de Napoléon avec l’Alsace — en la circonstance avec Nicolas Wolff ©, notable de Rothau, qui avait servi autrefois comme sergent dans le régiment d’artillerie que commandait Bonaparte. L’empereur apprit ainsi, le 6 mars, que les habitants des Vosges s’étaient soulevés et que ceux de l’Alsace étaient, eux aussi, «plus que jamais disposés à lutter». Sur l’heure il chargea Wolff, décoré de la Légion d’honneur, de transmettre son mot d’ordre de la guerre de partisans. Mais dès le 28 force lui était d’abandonner ce grand projet à tonalité révolutionnaire et de se résigner au repli sur Paris de toutes les troupes encore disponibles. On sait la suite. En Alsace peut-être plus qu’ailleurs l’épopée et la tragédie napoléoniennes ont nourri la sensibilité et l’imagination populaires, un siècle durant: l’empire avait été une période de prospérité et de gloire et l’activité économique y avait pris un relief exceptionnel (voir dans le Dictionnaire Napoléon les entrées «Alsace» et «Strasbourg»). Le souvenir en flotta longtemps dans les poésies des frères d’Obernai, Joseph et Jean-Théobald Wolf, comme dans les chansons reprises de génération en génération par les conscrits. Sur cet élément de la culture populaire, voir J. Lefftz, Das Volkslied im Elsass, Colmar, 1966, t.I, p.243-275 et 364-366. Le souvenir napoléonien s’est transmis également par une série de mots, sans doute apocryphes, attribués à l’empereur. Toutefois, le mythe de Kléber, lié davantage, lui, à la Révolution, est venu se superposer au mythe de l’empereur, peut-être même l’occulter aujourd’hui (Voir les biographies de J. Lucas-Dubreton, Kléber, Paris, 1938, 351p., et J.-P. Klein, Kléber, Strasbourg, 1993, 175p.).
† Fernand L’Huillier (1996)