Poète (Minnesinger) du XIIIe siècle († après 1210). Il n’existe sur celui que Heine appelait « le plus grand poète du Moyen Âge » aucun document d’ordre biographique. Les hypothèses élaborées à partir de son œuvre sont sans fondement, de même que l’opinion parfois avancée qu’il était Stadtschreiber de Strasbourg. Le qualificatif de Meister que lui appliquent ses contemporains, et l’absence d’armoiries dans le manuscrit de Manesse, ont pu faire penser qu’il appartenait à la bourgeoisie, par opposition à la chevalerie (les nobles sont appelés Herr), mais il s’agit plutôt d’un terme générique pour le clerc, l’homme de culture. Son nom ne figure même pas dans le Tristan qui l’a rendu célèbre. Il est cité par ses continuateurs et dans l’Alexander de Rudolf von Ems. Sa production littéraire comporte sans doute quelques Lieder du manuscrit de Heidelberg, mais les trois poèmes qui y figurent sous son nom ne sont pas authentiques (C. von Kraus, Deutsche Liederdichter des XIII. Jahrhunderts, Tübingen, 1952, p. 129). On lui attribue en revanche d’autres textes, en particulier un chant sur Fortune (Gelückedazgâtwunderlichen an undabe) signé Ulrich von Lichtenstein. L’absence d’informations sur ce contemporain de Wolfram von Eschenbach et Hartmann von Aue est compensée par la réputation du Tristan und Isolde. Cette deuxième adaptation allemande de la légende des amants de Cornouaille, d’après le modèle français de Thomas – la précédente, d’Eilhart von Oberge, s’inspirait de Béroul – est l’un des classiques de la littérature en moyen haut allemand; elle constitue d’ailleurs le seul témoin complet du texte de Thomas (Thomas von Britanje), et a servi de base à la reconstitution de la version commune par J. Bédier. La composition de Gottfried s’interrompt au vers 19548, à une date que l’on situe vers 1210, d’après un faisceau d’arguments qui ne sont pas tous assurés (le raisonnement chronologique s’appuie entre autres sur la date du Parzival, elle-même incertaine). Ulrich von Türheim reprend le récit en 1230-1235, et Heinrich von Freiberg l’achève vers 1300. L’histoire de Tristan a été complétée par des continuateurs ajoutant la fin des amants, unis dans la mort. Le roman est écrit pour un public de cour, comme le montre le prologue (v. 45-66) familier de la littérature arthurienne. L’originalité de Gottfried apparaît dans le traitement de certains motifs, dont le plus connu est la Minnegrotte avec son lit de cristal, la demeure enchantée du Venusberg, qui donne lieu – fait unique dans la tradition – à une exégèse allégorisante. La métaphore religieuse est omniprésente, et plus encore que dans le modèle français, il s’agit d’une apologie de l’amour pour l’amour, de la passion destructrice des liens sociaux, dont le principal, le mariage, est décrit comme une aliénation de la liberté féminine (voir l’anneau, vv. 11632 sqq., et la vénalité du mariage, vv. 12187 sqq.). Les amants sont des martyrs au sort exemplaire. C’est ainsi que ce Tristan se démarque de celui d’Eilhart pour qui la passion, comme chez Béroul, est une fatalité, une maladie. Chez Thomas et Gottfried le philtre est au second plan, s’effaçant devant le choix volontaire des personnages, et réduit à un emblème. Le rôle de Gottfried comme relais culturel est essentiel. Il inaugure, à sa manière, le bilinguisme, truffant son texte d’expressions françaises (Und Tristan sprach: merci beleIsöt). L’Alsace, symétriquement avec les Flandres, sert de voie de pénétration pour les thèmes des romans (autre exemple Heinrich der Glichezäre et son Reinhart Fuchs).
L’édition de référence demeure : Gottfried von Strassburg, Tristan und Isold, éd. par Fr. Ranke, Berlin, 1930. La critique sur le Tristan est abondante : on peut en avoir un aperçu dans l’article de H. H. Steinhoff, «Bibliographie zu Gottfried von Strassburg», Berliner Zeitschrift zur Deutschen Literatur, V, 1970. Le recueil de la série Wege der Forschung sur Gottfried (éd. A. Wolf, Darmstadt, 1973) contient une collection d’études des divers problèmes posés par l’œuvre. Une présentation rapide et claire des orientations principales de la critique se trouve dans G. Weber, Gottfried von Strassburg, Stuttgart, 1962. (Realienbücher fur Germanisten). L’ouvrage de B. Mergel, Tristan und Isolde. Ursprung und Entwicklung der Tristansage, Mainz, 1949, permet de situer Gottfried dans la tradition tristanienne ; Neue Deutsche Biographie, VI, 1964, 672; Deutsches Literatur Lexikon VI, 1978, p. 627 ; Dictionnaire de biographie française, XVI, 1983, 449 ; Encyclopédie de l’Alsace,VI, 1984, p. 3431.
Armand Strubel (1988)