Illustre famille patricienne de Strasbourg, dont les origines sont quelquefois rapportées de façon légendaire. En effet, le nom n’apparaît qu’en 1252, avec Nicolaus dictus Zorn ou Niclauwes, fils d’Hugo Riplin ou Ripelin ©, lui-même issu d’une famille badoise au service des évêques de Strasbourg, et passée au service de la Ville après l’octroi des premiers statuts urbains. L’appartenance des Riplin à l’ordre des ministériaux d’Église (gothus dienstmann), serviteurs des évêques, remontant aux Xe-Xle siècles, soutenue par Helga Mosbacher et Thomas Brady, est mise en doute par Philippe Dollinger, qui préfère qualifier les Riplin de bourgeois privilégiés par le service seigneurial plutôt que de ministériaux bourgeois, car leur
statut ne se distingue pas de celui des hommes libres siégeant à leur côté au conseil de ville dès le début du XIIIe siècle. Cependant, il est certain que les Riplin surent, comme plusieurs autres vassaux de l’évêque, prendre parti pour la bourgeoise urbaine en se ralliant à la ville lors de la révolte de 1262, tout en gardant d’excellentes relations avec leur ancien seigneur.
Les Riplin tinrent l’office de schultheiss (prévôt) de Strasbourg en fief de l’évêque depuis le début du XIIIe siècle et le légueront aux Zorn, qui se succédèrent dans cet office de père en fils jusqu’en 1340, date de sa reprise par la Ville; ils détinrent également de nombreux autres offices ou fiefs-rentes, soit de l’évêque, soit des empereurs du Saint-Empire. Hugo Riplin, cité comme meister, maître des bourgeois, est anobli en 1257 et l’un de ses fils, Rulin Riplin, frère de Claus Zorn, fut l’un des quatre meister élus par le conseil de ville pour diriger à tour de rôle la cité après la victoire des Strasbourgeois sur l’évêque à la bataille de Hausbergen, en 1262. Hugo II Riplin, dominicain, fut disciple d’Albert le Grand à Paris avant de devenir prieur de la maison de Zurich ; il fut l’auteur d’un manuel de philosophie. Les Riplin s’éteignirent à la fin du XVe siècle, tandis que les Zorn, également anoblis dès la fin du XIIIe siècle, devinrent, à partir de Nicolas, premier du nom, un lignage riche, nombreux et puissant, dont les membres, divisés en une vingtaine de branches dotées de surnoms, et alliés aux principales familles patriciennes de la ville, dominèrent la vie politique strasbourgeoise au moins jusqu’au milieu du XIVe siècle. Ils furent les maîtres de la « connétablie » (Constofeler) de la Haute-Montée, l’une des dix associations de patriciens chargées d’entretenir la cavalerie de la ville, et leurs partisans arborèrent des chapeaux bleus pointus. Claus Zorn, deuxième du nom, étouffa dans le sang, en 1308, une émeute des artisans mécontents à la fois de leur exclusion du pouvoir municipal et de sa partialité de juge en faveur des nobles qui refusaient de payer leurs dettes.
Les Zorn suscitèrent également la jalousie des patriciens bourgeois, non nobles : leur rivalité avec les Mullenheim ©, autre famille de bourgeoisie seigneuriale, alors en pleine ascension sociale, avec qui ils étaient d’ailleurs alliés, défraya la chronique locale: celle-ci prétendit que le conseil dut construire un double escalier d’entrée à la maison de ville pour chacune des familles, afin de supprimer les préséances de l’une sur l’autre. En 1332, cette inimitié dégénéra en rixe meurtrière lors du banquet annuel de la Table Ronde, où les nobles portaient exceptionnellement des armes; cette nouvelle émeute provoqua en réaction une révolution urbaine ; un nouveau statut urbain mit fin à l’hégémonie des familles nobles au conseil, en donnant aux représentants des corps de métiers un même nombre de sièges (25) que les patriciens bourgeois.
L’influence politique des Zorn décrut sensiblement après la révolution de 1349, qui, bien que fomentée par un agitateur ambitieux Niclauses Zorn-Lappe, vit la victoire des artisans, désormais détenteurs de la totalité du pouvoir municipal ; mais leur puissance économique, financière et domaniale resta considérable, grâce à d’habiles alliances matrimoniales avec des familles patriciennes de la ville, comme les Mullenheim, les Knobloch, les Kageneck, les Sturm © ou les Gurteler, mais aussi des familles nobles alsaciennes ou badoises telles que les d’Andlau ©, les Fleckenstein ©, les Ramstein © ou les Rathsamhausen ©. Ils entretinrent aussi d’étroites relations avec les dynastes alsaciens et les empereurs du Saint-Empire, obtenant de nombreux fiefs-gages, par exemple les villages d’Illkirch-Graffenstaden et Ostwald, ainsi que des domaines inféodés. En 1419, une partie de la noblesse, dont plusieurs membres des Zorn, entra en conflit avec la ville qui contestaitses privilèges; l’un d’eux, Claus Zorn de Bulach, tenta même de s’emparer de Benfeld.
Le conflit, appelé guerre de Dachstein, se termina en 1422 par la délaite politique de la noblesse, exclue des Chambres du conseil et de l’échevinage, et réduite à un tiers des membres du conseil. Les Zorn durent en outre vendre lllkirch-Graffenstaden et Ostwald à la ville de Strasbourg.
Aux XVe et XVIe siècles, les Zorn, désormais scindés en de nombreuses branches, firent partie des six ou dix familles de véritable noblesse urbaine strasbourgeoise, les plus attachées à la cité et les plus fréquemment citées dans les structures du pouvoir: ils occupèrent plus de la moitié des postes de stettmeister et une forte proportion des offices municipaux; même si plusieurs de ces fonctions furent plus honorifiques que réelles, leur influence resta considérable, parce qu’ils firent également partie de l’aristocratie régionale, en tant que seigneurs de nombreux villages, qu’ils avaient le devoir de protéger militairement. C’est d’ailleurs en guerroyant contre les bandes armées infestant l’Alsace qu’ils s’acquirent la reconnaissance de la ville, effaçant le souvenir de la révolte de 1419 : Adam Zorn, armé chevalier à la bataille de Morat contre les Bourguignons, en 1476, avait perdu son père, tué lors de la prise du château de Marlenheim, lors de la guerre dite des « Arme Gecken » (Armagnacs). D’autres membres de la famille s’engagèrent comme mercenaires au service des dynastes palatins et badois, et on trouve au moins deux Zorn cités comme officiers des milices engagées par la Ligue de Smalkalde, au XVIe siècle.
Seigneurs féodaux, propriétaires terriens, rentiers, magistrats municipaux ou militaires, certains Zorn ne dédaignèrent pas de gagner de l’argent en trafiquant sur les dettes des nobles ou des paysans, en participant aux syndicats de mise en valeur de terres nouvelles, en se faisant marchands de grains et de vin, ou même prêteurs d’argent. Certains Zorn – mais firent-ils partie du même célèbre lignage, ou furent-ils des homonymes non nobles? furent même dénoncés comme accapareurs de vin (weinjud ou weinvorkaeuffer) : ainsi Jacob Zorn, tonnelier à Strasbourg, ou Heinrich Zorn, gendre d’Ulrich Dietrich qui fit aussi le commerce des draps, fréquenta les foires de Francfort et livra du vin à Cologne en 1511; avec d’autres associés, il acheta du vin autour de Landau pour l’expédier aux lieux habituels d’exportation du vin d’Alsace. Le même Heinrich Zorn, associé de Niclaus de Turckheim dans la draperie, créée par la ville vers 1577 pour donner du travail aux tisserands et fileurs pauvres, se plaignit en 1592 de son troisième associé Michael Goll qui ne vendit pas le stock de futaine et de fils de lin et coton.
Cependant, la majorité des Zorn ne défraya pas la chronique ; ils se contentèrent de faire fructifier leur patrimoine, marièrent leurs enfants dans leur propre famille élargie, dans le cercle étroit des familles des anciennes connétablies et dans celui de la noblesse rurale. À Strasbourg, ils possédèrent des hôtels particuliers et furent parmi les quatre plus riches propriétaires de la ville au XVIe siècle. Que ce soit sous leur nom ou celui de leurs branches collatérales, les Zorn firent partie intégrante de l’histoire de la Basse Alsace et de Strasbourg dans des domaines aussi divers que les offices épiscopaux, les magistratures urbaines, la banque, l’armée, la diplomatie, les fonctions ecclésiastiques ou les entreprises économiques. Parmi les branches les plus souvent citées, on trouve les Zorn-Lappe, les Zorn-Schultheiss, lesJungzorn, les Zorn d’Eckerich, les Zorn zum Ried, les Zorn de Duntzenheim, les Zorn-Engelbrecht, les Zorn-Heiland, les Zorn de Weyersbourg et surtout les Zorn von Bulach et les Zorn von Plobsheim, seules branches ayant subsisté jusqu’à l’époque contemporaine, en restant en majorité dans la religion catholique, comme le montre en 1567 l’inhumation de Georges Zorn von Bulach à Osthouse, « selon la vieille coutume catholique ».
Parmi les principaux représentants de cette famille aux XIVe et XVe siècles, on relève les noms de :
Niclawus ou Niclauwes Ier (vers 1230-vers 1290-1292), membre du conseil en 1257, meister en 1261 et 1263, commanda les milices strasbourgeoises lors de la bataille de Hausbergen (1262), prévôt en 1265, burgrave (1281-1296). Respecté pour sa bravoure, ses qualités de diplomate et sa sagesse, il contribua à la paix entre l’évêque Walther de Geroldseck et la ville en 1263, ramena en 1277 à Strasbourg les Dominicains qui en avaient été exilés. Il eut au moins quatre enfants, dont Nicolas II, Hugues, prévôt de l’église Saint-Pierre-le-Jeune et Jean Ier, chanoine de Saint-Thomas.
Claus II fils du premier (avant 1287-vers 1308- 1310), souvent confondu avec son père et ses fils Nicolas III et IV ; il succéda à son père dans l’office de Schultheiss où il se fit nommer à vie en 1298. Membre du Conseil en 1287, 1294 et 1296, meister en 1295, maître de la Monnaie en 1301 et 1308. Anobli en 1296, date à laquelle il est cité comme chevalier. Il fortifia la fortune familiale par des opérations financières en s’associant avec plusieurs familles patriciennes, il eut au moins trois enfants: Nicolas III, Nicolas IV dit Zorn-Lappe, cité en 1298, et Jean II, chanoine et custode de Saint-Pierre-le-Jeune en 1322.
Claus III (avant 1294-1321), fils aîné de Nicolas II, membre du conseil de 1294 à 1302, succéda à son père dans l’office de Schultheiss vers 1310 qu’il occupa, ainsi que celui de Maître de la Monnaie, fonction honorifique, mais rémunératrice, jusqu’à sa mort. Fait chevalier en 1312, il fut le premier Zorn dont on connaisse le nom de famille de l’épouse, citée comme étant « née von Rosheim » à sa mort, en 1317. Il eut au moins six enfants : Claus IV, Nicolas VI, Reimbold Ier, Rulin (cité en 1309), Luckardis, épouse de Gosso de Mullenheim, et une fille, épouse de Reich de Bâle. L’épouse du riche banquier strasbourgeois Heinrich von Mullenheim (avant 1266-1336), Catherine Zorn, fut peut-être, soit la fille de Nicolas III, soit sa sœur.
Claus V, fils aîné de Nicolas III (avant 1312- 1334 ou 1335). Membre du Conseil en 1312, 1319, 1321-1326, meister 1320-1321, succéda à son père dans l’office de prévôt en 1321. Cité comme chevalier en 1327. Participa à la rixe entre les Zorn et les Mullenheim en 1332, mais resta au Conseil. On ne connaît que le prénom de son épouse, Anna. Il eut au moins deux enfants, Nicolas VII et Reimbold.
Claus VI, fils puiné de Nicolas III, dit Zorn- Lappe (mort en 1315 ), pourrait être aussi le fils de Nicolas IV.
Claus VII, dit Zorn-Lappe, peut-être fils de Nicolas IV ou de Nicolas VI. Il tenta de prendre la tête de la révolution urbaine de 1349, mais fut écarté par les artisans et disparut de la vie publique en 1351.
Les Zorn-Lappe, appelés aussi Bracken-Zorn, ont donné au XVe siècle la branche Zorn d’Eckerich, installée à Plobsheim au milieu du XVe siècle et qui a probablement pris à cette époque le nom de ce village; les Zorn de Plobsheim ont disparu à la fin du XIXe siècle. Nicolas Zorn d’Eckerich (première moitié du XVe siècle), accrut considérablement la fortune de la famille par une habile politique de relations avec l’évêque Guillaume de Diest, dont il reçut des fiefs, les Ribeaupierre, le margrave de Bade et la Ville de Strasbourg.
Sébastian Zorn, stettmeister à la fin du XVIe siècle, promulgua pour l’Académie de Strasbourg, fondée en 1566, des règles académiques identiques à celles des universités voisines.
Les barons Zorn de Bulach, seigneurs d’Osthouse, où ils résidaient depuis le XIVe siècle, ont également fourni de nombreux représentants à la magistrature urbaine de Strasbourg, des militaires et des membres du clergé; la lignée se poursuit sans discontinuer du XIVe jusqu’à nos jours.
Parmi les Zorn de Bulach cités dans les textes du XIVe au XVIe siècles, on trouve, comme membres du Conseil de Strasbourg, plusieurs Nicolas, un Claus Bernard, seigneur d’Osthouse, un Rudolph, seigneur de Ramstein, un Hans Zorn de Bulach, qui prit part à la croisade de Nikopolis, où il mourut en 1396. Citons également Gaspard, pèlerin, au XVe siècle et Sebastian, chevalier d’Erstein, mort en 1510.
G. Weill, « Origine du patriciat strasbourgeois aux XIIIe et XIVe siècles, Les lignages Zorn et Mullenheim », Bulletin philologique et historique, 1967, [1969], p. 257-302; H. Mosbacher, « Kammerhandwerk und Entwicklung des Patriziats im 13. Jahrhundert », Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins, t. 119, 1972, p. 33-173 ; Th. A. Brady, Ruling Class, Regime and Reformation at Strasbourg, 1520-1555, Leiden, 1978, p. 450-451 (passim) ; Ph. Dollinger, « L’émancipation de la ville et la domination du patriciat », Histoire de Strasbourg, t. II, Strasbourg, 1981, p. 39-98; J.-P. Kintz, La société strasbourgeoise, 1560-1650, Paris-Strasbourg, 1984, p. 533; M. Allioth, Gruppenan der Macht…, 1988, voir index des noms par B. Metz, 1993, p. 78-80 ; J.-M. Boehler, La paysannerie de la plaine d’Alsace (1648-1789), 3 vol., Strasbourg, 1995; E. Feuerstein, « Der Adel in Strassburg », Sonderheft II (passim) (manuscrit conservé aux Archives municipales de Strasbourg sous la cote 105 Z 25).
Georges Weill (2003)