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KAHN Abraham dit Albert

Banquier et mécène, (I) (★ Marmoutier 3.3.1860 d. Boulogne-sur-Seine, Hauts-de-Seine, 14.11.1940).

Fils de Louis Kahn (★ Marmoutier 1821 d. Marmoutier 1889), marchand de bestiaux, et de Babette Bloch (★ Scherwiller 1829 d. Scherwiller 1870). Bien qu’Abraham Kahn appartînt à une famille aisée, il mena la vie rude des enfants de l’époque, fréquentant l’école primaire juive de Marmoutier, mais participant aussi aux tâches familiales : soins aux bêtes, travail aux champs… À la mort de sa mère, le ménage et l’éducation des enfants furent pris en mains par une sœur cadette de Louis Kahn, Reine (★ Marmoutier 1848). En 1873, après sa bar-mitzwah, et grâce à l’entremise de son instituteur, le jeune Abraham fréquenta le collège de Saverne. En 1876, peu confiant dans l’avenir de ses enfants dans l’Alsace allemande, Louis Kahn, tout en restant lui-même à Marmoutier, décida d’envoyer sa famille en France. Pendant que la tante Reine s’installait avec les trois plus jeunes enfants encore vivants à Montmédy, où des cousins s’étaient déjà implantés comme marchands de bestiaux, Abraham « monta » à Paris où il trouva hébergement et emploi chez les banquiers Goudchaux, lointainement apparentés.

Devenu Albert Kahn, il entreprit une double ascension ; sur le plan personnel, il poursuivit des études en cours du soir : bachelier ès lettres et ès sciences et licencié en droit (1884). Il bénéficia de l’aide d’un jeune élève de l’École Normale supérieure, qui avait son âge et qui allait devenir un ami intime tout au long de leurs vies, le philosophe Henri Bergson. Sur le plan professionnel, il grimpa les échelons de la hiérarchie dans la banque Goudchaux et s’attacha à faire participer celle-ci aux grandes opérations d’investissements dans les pays coloniaux, ainsi qu’aux grands emprunts internationaux des pays en voie d’industrialisation. Homme de terrain, il se rendit sur place ; en 1884, il était en Afrique du Sud pour juger de l’intérêt de l’exploitation des mines d’or et de diamants ; à plusieurs reprises, il entreprit des voyages au Japon pour négocier les emprunts de ce pays et y nouer des relations avec les milieux dirigeants, jusque dans la famille impériale. En 1892, Kahn était un financier connu et avait accumulé une immense fortune personnelle. Il décida de la consacrer à la réalisation d’un idéal, correspondant à sa philosophie de l’humanité. Kahn croyait à la toute-puissance de l’intelligence humaine, et il était convaincu que pour réaliser la paix universelle et le bonheur de l’humanité, il fallait développer la connaissance mutuelle entre les hommes, et surtout entre les élites intellectuelles mondiales. De cette philosophie découlent les deux grands volets de son action philanthropique qu’il mena parallèlement à son travail de gestion de la banque devenue Goudchaux & Kahn. Par la création de bourses de voyage « Autour du Monde », il permit à de jeunes agrégés de parcourir le monde avant d’entrer dans la vie active, puis de se retrouver régulièrement entre eux dans sa propriété de Boulogne. À partir de 1909, il lança l’opération des Archives de la Planète ; pendant 20 ans, des photographes parcoururent l’Europe, l’Asie, l’Afrique et une partie de l’Amérique, pour rassembler plus de 100.000 photographies (en couleurs selon le tout nouveau procédé Autochrome) et 170.000 m de films. Kahn confia la direction de cette opération à Jean Brunhes, le père de la géographie humaine. À ces vastes programmes viennent s’ajouter des opérations plus ponctuelles : la création de la chaire de géographie humaine au Collège de France (confiée à J. Brunhes), la mise sur pied de centres de documentation à l’École Normale supérieure, à l’École polytechnique, à l’École centrale, à l’École des Mines, etc., la fondation des laboratoires de biologie de Boulogne, de médecine préventive de Paris et de Strasbourg, etc. ; il intervint dans la création du Service cinématographique des armées, et alla même jusqu’à mettre en place un système de bourses pour élèves doués, mais nécessiteux, au collège de Saverne.

Parallèlement, il mit sur pied tout un système de cercles d’études et de débats à l’École Normale supérieure, à la Cour de Cassation, dans sa propriété de Boulogne, où des personnalités de réputation mondiale vinrent animer des discussions sur les grands problèmes mondiaux. Pour alimenter ces discussions, il dépouillait tous les jours la presse mondiale avec ses secrétaires et publia des bulletins diffusés aux grands de ce monde ; il avait acquis à cet effet une imprimerie à Boulogne. Mais cet homme, qui approcha les hommes les plus célèbres, demeura un solitaire. Dans les luxueuses résidences qu’il avait acquises à Boulogne, au Cap-Martin, à Carbis Bay, pour recevoir fastueusement ses invités, il mena une vie austère et ascétique. Il ne participa presque jamais personnellement aux réunions. Il refusait de se laisser photographier ; de celui qui a laissé plus de 100.000 photographies du monde entier, on ne possède pas dix vues le représentant. Les seuls luxes qu’il se permit furent la musique, l’art et la nature ; à près de 50 ans, il prit des leçons de piano (avec Vincent d’Indy et Manuel de Falla) ; il se rendit tous les ans à Bayreuth, et n’hésita pas à faire venir l’orchestre des Concerts Colonne à Boulogne en représentation privée. Très lié avec le sculpteur Auguste Rodin, il lui commanda quelques-unes de ses plus belles œuvres : L’Éternel printemps, La Main de Dieu. Enfin il fit reconstituer dans ses propriétés les paysages qu’il aimait ; le parc de Boulogne, avec son jardin japonais, sa forêt vosgienne, sa forêt bleue, en reste un témoignage. Le krach financier de 1929-1931 donna un coup d’arrêt brutal à ces entreprises.

Kahn aurait eu les moyens de s’assurer une fin de vie sans problèmes, mais il se considérait comme moralement tenu d’assurer le financement des opérations qu’il avait lancées ; il se battit et s’engagea dans une course aux liquidités, qui l’entraîna dans la fatale spirale de l’endettement ; en 1937, il fut dépossédé de tous ses biens par voie de justice. Depuis 1931, il menait une vie recluse dans sa propriété de Boulogne. De l’œuvre de Kahn il reste sa propriété de Boulogne, devenue l’Espace départemental Albert Kahn, propriété du département des Hauts-de-Seine ; on peut y visiter les parcs, et l’immense documentation écrite, photographique et cinématographique a été informatisée pour la rendre accessible aux chercheurs. Mais il reste d’autres traces plus méconnues, en raison de l’extraordinaire discrétion de l’homme : le Secours national, créé en 1914 par Paul Appel ©, à l’instigation de Georges Clemenceau ©, est en fait une initiative de Kahn ; il a aussi joué un rôle fondamental dans le développement du climat qui a permis en 1920 la création de la Société des Nations (où son ami de toujours Henri Bergson a joué un rôle actif). On peut même dire, sans exagération, qu’Albert Kahn est, non pas le père, mais un des instigateurs de l’idée d’institutions internationales comme l’ONU et l’UNESCO.

M. Thomann, « Un berger devenu milliardaire – Albert Kahn, financier de génie et philanthrope », Cahier de la Société d’histoire et d’archéologie de Saverne et environs, 30, 1960, p. 15-18 ; diverses brochures disponibles à l’Espace départemental Albert Kahn, 10, quai du 4 septembre, 92100 Boulogne-Billancourt.

Pierre Katz (1992)